New York, 8h20. Il fait un froid mordant dans les rues de Manhattan, mais peu importe : cette artiste plasticienne devenue mannequin sur le tard ne s'est jamais sentie aussi vivante. Elle ne perçoit pas sur son cou la morsure du vent venant du nord-ouest, chargé de l'air glacial du Canada : la chaleur du cardigan en cachemire élimé de son mari ainsi que la pesanteur rassurante de son pardessus suffisent à l'irradier de l'intérieur. Emprunter les vêtements de celui qui, depuis trente-cinq ans, lui prépare chaque matin un parfait "flat white" est sa manière à elle de bénéficier à distance de sa tendre protection. Il a ainsi beau faire -9 degrés ce matin, elle a envie d'esquisser un entrechat (vestige de ses années de danse classique), de sourire lors de son prochain passage sur les podiums, d'oser sculpter plus grand, de réserver un aller simple pour Sifnos et d'offrir un café chaud au vagabond qu'elle vient de croiser puis de prendre le temps de discuter avec lui. Bref, elle est amoureuse, et cette délicieuse sensation - qui dure depuis si longtemps - lui fait croire en l'éternité.
Paris, 15h30. D'aussi longtemps qu'elle se souvienne, elle a toujours follement aimé la Ville lumière. Adolescente, elle ne jurait ainsi que par Godard, Varda, Truffaut et Chabrol. Elle connaissait par coeur des pans entiers des oeuvres de Flaubert, Hugo, Zola, Proust ou encore Maupassant. Elle rêvait d'aller boire un café au Flore, de découvrir le quartier de Saint-Germain et de musarder sur les quais de Seine. Ce qu'elle finit par expérimenter à vingt-six ans, lorsque le magazine pour lequel elle écrivait lui demanda de couvrir la semaine de la mode parisienne. Elle y rencontra l'espiègle Jean Paul Gaultier, le mystérieux Karl Lagerfeld et l'élégante Jacqueline de Ribes, avec qui elle devint amie. Paris était alors son oasis, sa respiration biannuelle dont elle savourait chaque bouffée.
Oui, mais voilà : depuis quelques années, le charme s'étiole. Le faste ampoulé des dîners de représentation, la démultiplication des attentions luxueuses des marques, le nombre affolant de collections, l'obsession généralisée pour les "likes" ainsi que la nécessité de générer toujours plus d'argent a fini par grignoter l'ADN de ce qui la passionnait. C'est décidé : elle ne reviendra plus. Il est temps pour elle de porter son regard vers ceux à qui, par snobisme, elle n'avait jamais prêté attention : cap désormais sur les fashion weeks de Séoul, Tokyo, Shanghai et Mumbai !
Paris, 10h. Enfant, elle s'identifiait à Fifi Brindacier, dormait les pieds en l'air et suivait un régime alimentaire drastique où elle ne consommait qu'un seul type d'aliment par jour (brocolis le lundi, gaufres Méert le mardi, escargots le mercredi, Dragibus le jeudi, gratin dauphinois le vendredi, crème brûlée le samedi et quinoa le dimanche). Et si, en grandissant, elle adopta la couleur de cheveux de son héroïne, confirma son amour des positions insolites en pratiquant assidûment le trapèze et conserva son mode alimentaire dissocié, elle développa aussi de nouvelles passions. Parmi elles : le travail obsessionnel de Yayoi Kusama et l'esthétique délicieusement décadente d'Edith Bouvier Beale (dite "Little Edie").
Ce matin, en attendant de savoir si elle obtiendra ou non une place en standing au défilé qui se tiendra dans la rue adjacente, elle écoute son amie (étudiante comme elle à Modart) lui raconter sa dernière séance d'hypnose régressive, tout en salivant à la pensée de son menu du jour. Car aujourd'hui, c'est samedi - et le samedi, c'est crème brûlée…
Paris, 11h30. Ses mules ont beau vouloir s'échapper à chaque pas et son estomac vide embrumer son cerveau, elle avance avec assurance, le regard fixé sur un point imaginaire. Le livre que sa mère lui faisait porter sur la tête quand elle était enfant n'a peut-être plus de présence physique, mais elle le sent encore, et il est hors de question pour elle de le faire vaciller. Cette démarche maîtrisée, ce port altier, cette discipline rigide, ce corps dompté lui ont permis d'attirer l'oeil des photographes et de se faire une place sur les réseaux sociaux. Alors certes, elle n'est ni devenue top model, ni danseuse étoile au Bolchoï, mais elle n'a pas non plus cédé à la facilité en épousant l'un de ces fils d'oligarques qui ne voyaient en elle qu'un faire-valoir.
De son existence, elle contrôle chaque seconde (voire chaque nanoseconde). De ses entraînements quotidiens avec la méthode de Sébastien Lagree (et ce bien avant que celle-ci ne devienne tendance), à la santé mentale de son coloriste (essentielle pour que son blond reste lumineux), en passant par l'organisation de son jeûne intermittent, les approvisionnements mensuels en cosmétiques coréens dernière génération et la veille méticuleuse des nouveautés sur le site de Moda Operandi, elle ne laisse rien au hasard. Sa mère serait fière d'elle. Enfin… elle l'espère.
Par Lise Huret, le 22 avril 2025
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